lundi 19 janvier 2015

Critique littéraire: Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud: Histoire d’un crime, hymne à l’amour

L'auteur et son oeuvre

«Aujourd'hui, M'ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses.» (p. 11)

Il a fallu attendre 71 ans pour que Haroun, frère de «lArabe» tué dans L’Étranger (1942), donne enfin la réplique à Meursault, le meurtrier de son frère. Dans Meursault, contre-enquête (Arles, Actes Sud, 2014), Haroun nous livre sa propre vision des faits.

Un parallélisme troublant avec l'œuvre de Camus s'annonce dès les premières lignes du récit. En effet, Kamel Daoud, auteu
r de nouvelles algérien dont Meursault, contre-enquête est le premier roman, n'hésite pas à reprendre la structure, voire des passages entiers de L'Étranger, en intégrant les désinences arabes à son œuvre, octroyant à cette dernière une sorte de couleur locale: «M'ma», «zoudj» (p. 13), «chahid» (p. 15), «ouled» (p. 19)...

Contrairement à L'Étranger, où la mort de la mère est annoncée dès l'incipit, ici, «M'ma» est un personnage «trop présent». Face à la fade, simple et quasi-muette mère de L'Étranger, se dresse ici une femme logorrhéique, une tragédienne en puissance, s'autoproclamant « mère [du] martyr » Moussa (p.23). Elle élève Haroun dans la surprotection et la haine des «étrangers» qui ont tué son fils aîné. Cette mère dévoratrice émascule le fils qui lui reste : elle en fera un homme craintif, effacé, inapte envers les femmes, bizarre aux yeux de ses voisins  Haroun tente de fuir la logorrhée maternelle en apprenant une langue qui ne sera qu'à lui seul. La logorrhée de la mère ne serait calmée ni sa voracité rassasiée que lorsque Haroun l'aurait vengée.

Le romancier Kamel Daoud
Beaucoup de points communs peuvent être retrouvés entre L’Étranger et Meursault, contre-enquête : le mutisme final de la mère et la sorte dasile où elle passe ses derniers jours ; le narrateur qui ne connait pas l’âge de sa génitrice, qui lui rend des visites de plus en plus rares et qui parle déjà de son enterrement ; l’évocation du café au lait ; la haine du jour de congé (dimanche chez Camus, vendredi chez Daoud ; remarquez le passage aux coutumes musulmanes).

Pourtant, les « correspondances » entre les deux œuvres sont parfois beaucoup plus explicites: Daoud reprend des syntagmes, des phrases, et même des passages entiers de L’Étranger en les adaptant à la couleur locale algérienne : « Un jour, limam a essayé de me parler de Dieu en me disant que j’étais vieux et que je devais au moins prier comme les autres, mais je me suis avancé vers lui et jai tenté de lui expliquer quil me restait si peu de temps que je ne voulais pas le perdre avec Dieu.» (p. 150) « Aujourdhui, Mma est encore vivante.»

Lauteur se laisse même aller quelquefois à faire des allusions, des références, voire des critiques littéraires de L’Étranger. Camus « écrit si bien que ses mots paraissent des pierres taillées par lexactitude même. () Son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups darômes et dhorizons. » (p. 12)

Le texte de Daoud évoque même dautres œuvres de Camus, notamment Caligula, lempereur fou, et le mythe de Sisyphe : « labsurdité de ma condition () consistait à pousser un cadavre vers le sommet du mont avant quil ne dégringole à nouveau, et cela sans fin. » (p. 57)

Ces passages, censés enrichir l’œuvre de Daoud, pourraient rebuter le lecteur qui les trouverait trop longs, trop répétitifs Il en est de même pour le passage où Haroun plaint son frère Moussa dans lincipit, qui pourrait, lui aussi, sembler trop étendu. Pourtant, ces obstacles sont rapidement dépassés, le style gagnant en fluidité et en verve à mesure que l’écriture avance. Il semblerait que lauteur se serait laissé emporter par son imagination et son flot langagier une fois passées les premières pages. Un lecteur traditionnel serait dépaysé, voire désemparé, face à labsence de chronologie. En effet, le récit est formé d’épisodes, souvent distanciés dans le temps et lespace ; et le lecteur pourrait lire chaque chapitre et même chaque épisode, indépendamment de lautre. Mais ici, ce nest quune question dhabitude.

Nous reconnaissons le journaliste révolté Kamel Daoud à ses longs questionnements sur la foi, la mort, le crime, lamour et la langue elle-même. Haroun ne dit-il pas : Je suis parfois tenté [de] (…) grimper [au « minaret hideux »], là où s’accrochent les haut-parleurs, de m’y enfermer à double tour, et d’y vociférer ma plus grande collection d’invectives et de sacrilèges. (…) Hurler que je suis libre et que Dieu est une question, pas une réponse (…) Et là, je mourrai, lapidé peut-être, mais le micro à la main. (pp. 149-150)
Pour Haroun, la divinité est liée à rien de plus que la femme : « Peut-être, il y a bien longtemps, ai-je pu entrevoir quelque chose de lordre du divin. () [« Ce visage »] était celui de Meriem. » (p. 150)
Le journaliste décrit de plus le schisme interne qui se crée en lhomme après avoir commis un crime : « Le crime compromet pour toujours lamour et la possibilité daimer. Jai tué et, depuis, la vie nest plus sacrée à mes yeux.» (p. 101). Nous voyons bien que nous sommes en présence dune œuvre profonde, complexe et sophistiquée, quon gagnerait à lire plusieurs fois. Ceux qui voudraient cantonner Meursault, contre-enquête à une simple allégorie de lindépendance algérienne découvriraient quils commettent un contresens : Daoud reprend le mythe dAbel et Caïn, les deux ennemis-frères. Pour lui, le meurtrier est autant une victime que le mort, car il perd une partie de lui-même, une partie de son humanité.En somme, pour Daoud, un assassinat est aussi un suicide, et son roman, un appel à lamour.    

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