mardi 3 février 2015

Critique littéraire: L'Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre: Un roman moderne anti-moderniste ?

Le lecteur qui s’embarque dans L’Ordinateur du Paradis (Paris, Gallimard, 2014) en pensant retrouver un conte fantaisiste à la Pierre Gripari, auteur de La Sorcière de la rue Moufettard et d’Un Gentil petit diable, pourrait se sentir bien désabusé. En effet, une grande partie du « roman » se déroule bel et bien sur Terre, dans le monde moderne. Nous y suivons surtout les déboires de Simon Laroche, rapporteur de la Commission des Libertés Publiques subventionnée par l’État. Cet intellectuel renommé se voit d’un jour à l’autre piégé dans un engrenage infernal : une phrase, qu’il a dite dans un élan théâtral contre les féministes et les gays, est filmée à son insu et court depuis sur Internet, lui occasionnant des demandes de démission : « La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés… » (p. 81). 

Nous voyons bien que des interrogations sur la modernité, la mondialisation et leur impact néfaste sur la vie privée se dégagent de ce récit. Quoi qu’en puisse croire le lecteur, le questionnement sur l’au-delà n’est qu’un thème secondaire dans cette œuvre, qui montre que la modernisation et le libéralisme ont atteint même le Paradis. Ultime preuve que le sujet principal de ce roman est le modernisme, non l’au-delà. D’ailleurs, cette œuvre elle-même est-elle bien un roman traditionnel ?

À première vue, le lecteur se retrouve devant un ramassis d’intrigues différentes et pourrait croire un moment que Benoît Duteurtre dissimule sous l’appellation « roman » un recueil de quatre nouvelles. Il n’en est rien : les quatre fils de l’intrigue se rejoignent au fil du récit, préparant la surprise finale : le lecteur qui se croyait face à deux voix narratives, plusieurs points de vue, voire deux intrigues totalement disjointes, découvre qu’il ne s’agit que d’une seule et même intrigue éclatée.

Nous reprochons à L’Ordinateur du Paradis une trop grande abondance de détails qui fait que l’action s’enlise au profit de descriptions exhaustives de la vie quotidienne : « Remontant le couloir de première classe, il apprécia les tailleurs élégants, les chevelures soyeuses, les costumes bien coupés, les mentons rasés, les cous parfumés » (p.34). Le texte comporte également des pauses-essais trop techniques : « Le cloud est cette espèce de mémoire flottante, dispersée d’un disque dur à l’autre, où se trouve la totalité des informations » (p. 54).

L’élément de « résolution » ne résout aucunement l’élément perturbateur, donnant l’image d’un dénouement à la va-vite. Par ailleurs, l’image de l’Arabe laisse à désirer : l’unique Oriental présent dans cette œuvre, curieusement prénommé Darius, est un jeune réfugié irakien désœuvré et machiste, ce qui apparaît clairement dans sa relation avec son ami français, Red.

Quant à son copain Darius, grand brun au torse athlétiquement découpé, l’air sceptique et rêveur face au monde qui l’entourait, il était l’aîné d’une famille irakienne émigrée après l’invasion américaine. (…) Sauf que depuis l’âge de quatorze ans, les deux amis pensaient davantage à plaisanter qu’à obtenir de bonnes notes, à faire du mauvais esprit qu’à étudier leurs cours, à briller au club théâtre plutôt qu’en mathématiques. (p. 88)


 Pourtant, la chute finale du roman fait (presque) pardonner ces petits défauts de l’œuvre et nous laisse devant l’essentiel: Pour Benoît Duteurtre, l’important ne serait pas d’offrir à ses lecteurs une intrigue lourde de péripéties, mais de leur délivrer une réflexion sur la modernité : « Simon n’y pouvait rien : malgré ses efforts pour vivre avec son temps, il voyait régulièrement le passé resurgir avec un parfum de nostalgie » (p. 35). Dans cette œuvre plus qu’une autre, un lecteur averti en vaut bien deux. Ironie du sort : Duteurtre qui voulait écrire un roman valorisant le traditionalisme, se retrouve en train d’écrire une œuvre très… moderne. 

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