"Quand j'ai tué, donc, ce n'est pas l'innocence qui, par la suite, m'a le plus
marqué, mais cette frontière qui existait jusque-là entre la vie et le crime. C'est un tracé difficile à
rétablir ensuite. L'Autre est une mesure que l'on perd quand on tue. Souvent, depuis, j'ai ressenti un
vertige incroyable, presque divin, à vouloir -du moins dans mes rêveries- tout résoudre, en quelque
sorte, par l'assassinat. La liste de mes victimes était longue. D'abord commencer par l'un de nos
voisins autoproclamé "ancien moudjahid" alors que tous savent que c'est un escroc doublé d'une
crapule, qui a détourné à son profit l'argent des cotisations de vrais moudjahidine. Puis enchaîner
sur un chien insomniaque brun, maigre, à l'oeil fou, traînant sa carcasse dans ma cité; ensuite, cet
oncle maternel qui, à chaque Aȉd, après la fin du ramadan, est venu, pendant des années, nous
promettre de rembourser une ancienne dette, sans jamais le faire; enfin, le premier maire de Hadjout
qui me traitait comme un impuissant parce que je n'avais pas pris le chemin du maquis comme les
autres. Cette pensée devint donc familière, après que j'ai tué Joseph, et que je l'ai jeté dans un puits manière
de parler bien sûr, puisque je l'ai enterré. A quoi bon supporter l'adversité, l'injustice ou
même la haine d'un ennemi, si l'on peut tout résoudre par quelques simples coups de feu? Un certain
goût pour la paresse s'installe chez le meurtrier impuni. Mais quelque chose d'irréparable aussi: le
crime compromet pour toujours l'amour et la possibilité d'aimer. J'ai tué et, depuis la vie n'est plus
sacrée à mes yeux. Dès lors, le corps de chaque femme que j'ai rencontrée perdait très vite sa
sensualité, sa possibilité de m'offrir l'illusion de l'absolu. A chaque élan du désir, je savais que le
vivant ne reposait sur rien de dur. Je pouvais le supprimer avec une telle facilité que je ne pouvais
l'adorer- ça aurait été me leurrer. J'avais refroidi tous les corps de l'humanité en en tuant un seul.
D'ailleurs, mon cher ami, le seul verset du Coran qui résonne en moi est bien celui-ci "Si vous tuez
une seule âme, c'est comme si vous aviez tué l'humanité toute entière"". (p. 101)
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