mardi 24 février 2015

Extrait: L'Histoire est vivante et accélérée dans Le Roi disait que j'étais diable de Clara Dupont-Monod

« Je t’ai sacrifié l’abbé Suger. Je l’ai écarté du pouvoir. J’ai promu ses ennemis. Mathieu de Montmorency a été nommé connétable. Raoul de Vermandois a repris sa charge de sénéchal. Mon chancelier, proche    de  Suger, a  été  évincé. A  la  place, j’ai pris Cadurc. Tu   m’as soufflé son nom. Un jeune clerc ambitieux, assoiffé de pouvoir, que Suger déteste. Tu vois, ma princesse aux poings serrés, je creuse ma  tombe avec  soin. J’ose même l’impensable. Je l’avais prédit. Je m’oppose à l’autorité la plus  haute, celle du pape. Il  a  reconnu    l’élection du nouvel archevêque de Bourges. Mais sur tes conseils, je conteste ce choix et lui oppose Cadurc. Le pape est très surpris. Et  furieux. Dans une lettre sèche, il me compare à « un enfant dont l’éducation reste  à faire ». On m’a rapporté que Bernard de Clairvaux aussi allait m’écrire, pour  m’expliquer combien je le déçois. Je sais que je risque l’excommunication. Bien sûr que j’en suis conscient! Je frôle mon anéantissement, j’effleure mes dernières barrières. Qu’ai-je à perdre désormais ? Plus rien. Qu’ai-je à y gagner ? Un peu de ta considération. Je laisse l’abbé Suger, le pape et Bernard de Clairvaux, mes pères, parler de caprice,d’immaturité, d’obstination idiote. Personne ne sait que derrière chacune de ces trahisons, que j’ai soigneusement orchestrées comme on règle les derniers détails de sa mort, il y a, tapi dans l’ombre de ma chute, l’espoir fou que tu me regardes » (p.106) 

vendredi 20 février 2015

Extrait: Clara Dupont-Monod se désiste de la réalité historique dans Le Roi disait que j'étais diable

"L'Histoire laisse tant de zones blanches qu'elle permet la légende, mais aussi le roman. Dans celui-ci, les prises de liberté sont nombreuses (un exemple: Aliénor fit de l'abbaye de Fontevraud son refuge, elle était donc beaucoup plus pieuse que dans ce livre). Les emprunts à la psychologie moderne ne manquent pas. Que les historiens ne jugent ces libertés ni blasphématoires, ni hors de propos, mais bien comme le plein exercice de l'imagination qui s'enchante à combler les vides, en prenant appui sur l'armature chronologique" (chronologie, pp. 227-228). 

mardi 17 février 2015

Critique littéraire: Le Roi disait que j'étais diable de Clara Dupont-Monod, un roman multi-genre

"Encore une biographie", pense le lecteur des résumés du Roi disait que j'étais diable de Clara Dupont-Monod (Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2014). Tout au plus peut-il penser qu'il s'agit d'un roman historique dont l'action se situe dans un contexte médiéval. Un lecteur non intéressé s'empressera d'oublier Le Roi disait que j'étais diable, prétextant: "Pas besoin de lire tout un livre pour connaître la vie d'Aliénor d'Aquitaine. Sa biographie est partout sur Internet". Aujourd'hui, le grand dilemme de l' (auto) biographie n'est pas la véracité des informations (à la portée de tous en un clic), mais bien le nouvel éclairage que l'oeuvre pourra braquer sur le personnage.

Biographie ? Roman historique ? Roman médiéval ? Nous pencherons plutôt pour classer cette œuvre parmi les romans familiaux et psychologiques. "Roman familial et psychologique?" s'interrogera mon lecteur. Eh bien oui.

L'intrigue et la véracité historiques sont secondaires dans ce récit, ce qui ferait la joie des détracteurs de l'Histoire: "Dans [ce roman], les prises de liberté sont nombreuses. (...) Que les historiens ne jugent ces libertés ni blasphématoires, ni hors de propos, mais bien comme le plein exercice de l'imagination qui s'enchante à combler les vides, en prenant appui sur l'armature chronologique" (chronologie, pp. 227-228). On le voit grâce à la retranscription des faits historiques succincte et accélérée: "Je t'ai sacrifié l'abbé Suger. J'ai promu ses ennemis. Mathieu de Montmorency a été nommé connétable. Raoul de Vermandois a repris sa charge de sénéchal". (p.106)

Le grand défi qu'a pu relever Le Roi disait que j'étais diable est de visser un roman psychologique et familial sur une trame historique. Le roman offre de saisissantes descriptions de sentiments. Ainsi, Louis VII, mari d'Aliénor d'Aquitaine, dit-il en parlant à sa femme : "Je voudrais crier à l'injustice. Jeter tes poètes au feu. Tomber à genoux et enserrer tes jambes. Que jamais tu ne partes. Que tu me regardes. Mais je me tais. J'ai trop peur de ton mépris" (p. 80). De son côté, Aliénor d'Aquitaine déclare à propos de son époux : "Hélas, Louis me fait honte. Il est derrière moi. [...] Un pèlerin. [...] Je n'ose même pas imaginer le spectacle qu'il offre. Par moi, il a goûté à la haine. Par lui, j'ai découvert la honte" (p. 150).

Le texte ne manque pas d'une certaine poésie, ce qui contredit les caractéristiques de la biographie. Clara Dupont-Monod ne se pose pas en historienne à la recherche méticuleuse de la vérité historique. Au contraire, elle va même jusqu'à incorporer dans son œuvre des extraits de la Chanson de Cercamon, de la Pastourelle de Marcabru, de la Chanson de Guillaume de Poitiers, de la chanson de Geoffrey Trudel des balades et d'autres médiévales… La prose même de Dupont-Monod a quelque chose de poétique : " La voici, celle qui possède dix fois le royaume de France. Celle qui chevauche comme un homme et ne craint pas le désir qu'elle suscite. Qui colore ses robes. N'attache pas ses cheveux. Porte des souliers pointus. Qui donne l'argent du royaume à des poètes venus d'en bas" (p. 59).

L'écriture fait alterner pour un même évènement deux points de vue différents, celui d'Aliénor d'Aquitaine et celui de Louis VII, relayés par le point de vue de Raymond de Poitiers qui sonne comme un épilogue à la fin du roman et fait le point sur la vie du couple royal. Un couple bizarre qui communique le plus souvent par discours différés, un couple où sévissent le malentendu et l'incompréhension mutuelle.


vendredi 13 février 2015

Article et extrait: Comment trouvez-vous l'image de l'Arabe dans L'Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre?

Dans L'Ordinateur du Paradis, Benoît Duteurtre évoque un élève français, Red, avant de parler de son ami, Darius.

"Quant à son copain Darius, grand brun au torse athlétiquement découpé, l’air sceptique et rêveur face au monde qui l’entourait, il était l’aîné d’une famille irakienne émigrée après l’invasion américaine. (…) Sauf que depuis l’âge de quatorze ans, les deux amis pensaient davantage à plaisanter qu’à obtenir de bonnes notes, à faire du mauvais esprit qu’à étudier leurs cours, à briller au club théâtre plutôt qu’en mathématiques". (p. 88) 

dimanche 8 février 2015

Citation: Que pensez-vous des descriptions dans L'Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre?


Extrait: Kamel Daoud réquisitionne le crime et appelle à l'amour dans Meursault, contre-enquête

"Quand j'ai tué, donc, ce n'est pas l'innocence qui, par la suite, m'a le plus marqué, mais cette frontière qui existait jusque-là entre la vie et le crime. C'est un tracé difficile à rétablir ensuite. L'Autre est une mesure que l'on perd quand on tue. Souvent, depuis, j'ai ressenti un vertige incroyable, presque divin, à vouloir -du moins dans mes rêveries- tout résoudre, en quelque sorte, par l'assassinat. La liste de mes victimes était longue. D'abord commencer par l'un de nos voisins autoproclamé "ancien moudjahid" alors que tous savent que c'est un escroc doublé d'une crapule, qui a détourné à son profit l'argent des cotisations de vrais moudjahidine. Puis enchaîner sur un chien insomniaque brun, maigre, à l'oeil fou, traînant sa carcasse dans ma cité; ensuite, cet oncle maternel qui, à chaque Aȉd, après la fin du ramadan, est venu, pendant des années, nous promettre de rembourser une ancienne dette, sans jamais le faire; enfin, le premier maire de Hadjout qui me traitait comme un impuissant parce que je n'avais pas pris le chemin du maquis comme les autres. Cette pensée devint donc familière, après que j'ai tué Joseph, et que je l'ai jeté dans un puits manière de parler bien sûr, puisque je l'ai enterré. A quoi bon supporter l'adversité, l'injustice ou même la haine d'un ennemi, si l'on peut tout résoudre par quelques simples coups de feu? Un certain goût pour la paresse s'installe chez le meurtrier impuni. Mais quelque chose d'irréparable aussi: le crime compromet pour toujours l'amour et la possibilité d'aimer. J'ai tué et, depuis la vie n'est plus sacrée à mes yeux. Dès lors, le corps de chaque femme que j'ai rencontrée perdait très vite sa sensualité, sa possibilité de m'offrir l'illusion de l'absolu. A chaque élan du désir, je savais que le vivant ne reposait sur rien de dur. Je pouvais le supprimer avec une telle facilité que je ne pouvais l'adorer- ça aurait été me leurrer. J'avais refroidi tous les corps de l'humanité en en tuant un seul. D'ailleurs, mon cher ami, le seul verset du Coran qui résonne en moi est bien celui-ci "Si vous tuez une seule âme, c'est comme si vous aviez tué l'humanité toute entière"". (p. 101)

vendredi 6 février 2015

Article et extrait: Qui d'entre nous n'a pas été victime de la diffusion des informations sur Internet?

« La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés… » (p. 81), s'exclame en un élan théâtral Simon Laroche, rapporteur de la Commission des Libertés Publiques subventionnée par l'État. Le personnage de L'Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre ne sait pas qu'il est filmé à son insu, alors qu'il dit cette phrase. Depuis, la vidéo court sur Internet et occasionne à Laroche des demandes de démission. Cet intellectuel renommé se voit d'un jour à l'autre piégé dans un engrenage infernal.

Qui d'entre nous n'a pas été victime de la diffusion des informations privées sur Internet? Qui n'a pas été touché par les flèches de la mondialisation? Que pensez-vous de la mondialisation et d'Internet? Les trouvez-vous bénéfiques ou maléfiques?


mardi 3 février 2015

Critique littéraire: L'Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre: Un roman moderne anti-moderniste ?

Le lecteur qui s’embarque dans L’Ordinateur du Paradis (Paris, Gallimard, 2014) en pensant retrouver un conte fantaisiste à la Pierre Gripari, auteur de La Sorcière de la rue Moufettard et d’Un Gentil petit diable, pourrait se sentir bien désabusé. En effet, une grande partie du « roman » se déroule bel et bien sur Terre, dans le monde moderne. Nous y suivons surtout les déboires de Simon Laroche, rapporteur de la Commission des Libertés Publiques subventionnée par l’État. Cet intellectuel renommé se voit d’un jour à l’autre piégé dans un engrenage infernal : une phrase, qu’il a dite dans un élan théâtral contre les féministes et les gays, est filmée à son insu et court depuis sur Internet, lui occasionnant des demandes de démission : « La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés… » (p. 81). 

Nous voyons bien que des interrogations sur la modernité, la mondialisation et leur impact néfaste sur la vie privée se dégagent de ce récit. Quoi qu’en puisse croire le lecteur, le questionnement sur l’au-delà n’est qu’un thème secondaire dans cette œuvre, qui montre que la modernisation et le libéralisme ont atteint même le Paradis. Ultime preuve que le sujet principal de ce roman est le modernisme, non l’au-delà. D’ailleurs, cette œuvre elle-même est-elle bien un roman traditionnel ?

À première vue, le lecteur se retrouve devant un ramassis d’intrigues différentes et pourrait croire un moment que Benoît Duteurtre dissimule sous l’appellation « roman » un recueil de quatre nouvelles. Il n’en est rien : les quatre fils de l’intrigue se rejoignent au fil du récit, préparant la surprise finale : le lecteur qui se croyait face à deux voix narratives, plusieurs points de vue, voire deux intrigues totalement disjointes, découvre qu’il ne s’agit que d’une seule et même intrigue éclatée.

Nous reprochons à L’Ordinateur du Paradis une trop grande abondance de détails qui fait que l’action s’enlise au profit de descriptions exhaustives de la vie quotidienne : « Remontant le couloir de première classe, il apprécia les tailleurs élégants, les chevelures soyeuses, les costumes bien coupés, les mentons rasés, les cous parfumés » (p.34). Le texte comporte également des pauses-essais trop techniques : « Le cloud est cette espèce de mémoire flottante, dispersée d’un disque dur à l’autre, où se trouve la totalité des informations » (p. 54).

L’élément de « résolution » ne résout aucunement l’élément perturbateur, donnant l’image d’un dénouement à la va-vite. Par ailleurs, l’image de l’Arabe laisse à désirer : l’unique Oriental présent dans cette œuvre, curieusement prénommé Darius, est un jeune réfugié irakien désœuvré et machiste, ce qui apparaît clairement dans sa relation avec son ami français, Red.

Quant à son copain Darius, grand brun au torse athlétiquement découpé, l’air sceptique et rêveur face au monde qui l’entourait, il était l’aîné d’une famille irakienne émigrée après l’invasion américaine. (…) Sauf que depuis l’âge de quatorze ans, les deux amis pensaient davantage à plaisanter qu’à obtenir de bonnes notes, à faire du mauvais esprit qu’à étudier leurs cours, à briller au club théâtre plutôt qu’en mathématiques. (p. 88)


 Pourtant, la chute finale du roman fait (presque) pardonner ces petits défauts de l’œuvre et nous laisse devant l’essentiel: Pour Benoît Duteurtre, l’important ne serait pas d’offrir à ses lecteurs une intrigue lourde de péripéties, mais de leur délivrer une réflexion sur la modernité : « Simon n’y pouvait rien : malgré ses efforts pour vivre avec son temps, il voyait régulièrement le passé resurgir avec un parfum de nostalgie » (p. 35). Dans cette œuvre plus qu’une autre, un lecteur averti en vaut bien deux. Ironie du sort : Duteurtre qui voulait écrire un roman valorisant le traditionalisme, se retrouve en train d’écrire une œuvre très… moderne.